Avis publié le 13 décembre 2019
Plainte fondée
Le Jury de Déontologie Publicitaire,
- Après examen des éléments constituant le dossier de plainte,
- les personnes intéressées ayant été invitées à faire valoir leurs observations,
- et après en avoir débattu dans les conditions prévues par l’article 12 du règlement intérieur,
rend l’avis suivant :
1. La plainte
Le Jury de Déontologie Publicitaire a été saisi, le 7 septembre 2019, d’une plainte émanant d’un particulier, afin qu’il se prononce sur la conformité aux règles déontologiques en vigueur de publicités diffusées sur le site internet de la société annonceur et par affichage mobile sur un camion, pour la promotion de ses produits de carrelage.
La publicité, diffusée sur le site internet de la société, présente une femme debout, sans aucun autre vêtement apparent que des escarpins rouges, et tenant devant elle une dalle d’échantillons de carrelages d’environ un mètre carré, qui masque son corps du buste jusqu’au haut des cuisses. En arrière-plan est inscrite la mention « Trouvez votre CARRELAGE ».
Le second visuel en cause, qui a pour support un camion, présente la même photographie, assortie de la mention « CARRELAGE », mais l’image de la femme y est cadrée au-dessus des genoux.
2. Les arguments échangés
– Le plaignant considère que l’association d’une femme nue et d’une plaque de carrelage place la femme en situation avilissante faisant d’elle un objet de consommation. Sa nudité est gratuite, sans lien avec le produit promu.
Le plaignant regrette que cette publicité soit vue par des enfants et des personnes influençables.
– La société annonceur a été informée, par courrier recommandé avec avis de réception du 9 octobre 2019, de la plainte dont copie lui a été transmise et des dispositions dont la violation est invoquée.
Elle a également été informée que cette affaire ferait l’objet d’un examen dans le cadre de la procédure simplifiée prévue à l’article 12 du règlement intérieur du Jury.
La société fait valoir qu’elle est très vigilante et respectueuse des us et coutumes de la publicité et considère qu’aucun caractère sexiste de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine n’était recherché dans cette publicité.
Elle justifie le choix d’une telle campagne publicitaire par la volonté d’apporter une touche humoristique et humaine aux produits vendus. Elle relève notamment que la nudité très partielle ne peut être considérée comme une représentation avilissante ou aliénante portant atteinte à la dignité de la personne humaine.
La société rappelle que l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen garantit la libre communication des pensées et des opinions et que l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales dispose que « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique ». A ce titre, la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme a précisé que « la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de société démocratique » (CEDH Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, n°549.72).
Concernant plus particulièrement l’usage de la nudité dans la publicité, la société ne dément pas que toute représentation dégradante ou humiliante de la personne humaine, explicite ou implicite, est exclue. Elle soutient qu’en revanche le recours à la nudité n’est pas considéré en jurisprudence comme étant par nature indécent ou portant atteinte à la dignité de la personne humaine et que la Cour de cassation a jugé qu’une publicité mettant en scène un homme photographié de dos, torse nu, vêtu seulement d’un pantalon abaissé à mi-hanche et d’une femme, tous deux enlacés, n’était pas révélatrice d’une position équivoque ou suggestive semblant impliquer un plaisir charnel (Cass. Civ. 1re, 14 nov. 2006, n° 05-15.822).
La société indique avoir conscience de l’importance de l’égalité des genres et de la représentation du genre féminin dans la publicité et connaître les normes encadrant le milieu professionnel de la publicité. Elle ne se risquerait en aucun cas à mettre en place une campagne publicitaire fondée sur l’objectification de la personne humaine.
Elle souligne que dans un avis n°322/14 rendu le 26 juin 2014, le Jury de Déontologie Publicitaire avait été estimé que la plainte n’était pas fondée au regard de l’atteinte à la dignité de la personne humaine pour une publicité mettant en scène une jeune femme dont les jambes et les fesses étaient totalement dénudées et sortaient de la fenêtre d’une voiture. Cette publicité était conçue pour des locations de voiture.
Dans la publicité ici en cause, le fait que la femme soit debout et que le carrelage cache parfaitement l’intégralité de ses parties intimes n’est absolument pas suggestif ou tendancieux et ne renvoie pas à l’objectification de la femme, dès lors que c’est le carrelage qui est mis en avant par la présentation (sa position et sa couleur) et par la mise en lumière et qu’aucune partie intime de la jeune femme n’est visible.
Cette posture de la jeune femme se justifie par les choix esthétiques du metteur en scène, guidé par la liberté de création dont il dispose. Il est en effet tout à fait habituel, notamment pour des artistes photographes, de mettre en scène des corps, qu’ils soient masculins ou féminins, « habillés » par des objets. Il est tout aussi commun de voir des publicités pour des matériaux de salle de bain où les protagonistes sont légèrement plus dénudés qu’en temps normal, ce qui se justifie par la catégorie des produits en question.
De plus, la société indique que cette posture se justifie par la volonté de la société de mettre en avant le produit vendu, à savoir le carrelage. En effet, les choix de lumière réalisés pour cette publicité démontrent la volonté de mettre au premier plan le carrelage qui est le point le plus lumineux et le plus coloré, tandis que le reste de la photographie se situe dans des tons marron et beige. De ce fait, le public remarque de prime abord le produit vendu plutôt que la jeune femme présente sur la photographie.
La société indique également que, dans un avis du 7 juillet 2017 « Sauveteurs sans frontières », le Jury avait estimé conforme aux Recommandations de l’ARPP une publicité mettant en scène une femme en maillot de bain avec un large décolleté laissant apparaitre sa poitrine et un slogan « en cas de noyade, attrapez les bouées de sauvetage », en clin d’œil à une série télévisée.
Dans la publicité en cause, le slogan « trouvez votre carrelage » se situe également dans la lignée d’une tendance récente. On retrouve en effet les slogans « trouve ton tapis », « trouve ton toit », « trouve ton bike » ou encore « trouve ton petit lu ». Il s’agit donc d’un clin d’œil à cette tendance publicitaire.
En conséquence, selon la société, la posture de la jeune femme photographiée ne traduit pas une objectification de la femme, ni une position humiliante ou dégradante pour le genre féminin. L’atteinte à la dignité de la personne ne peut alors pas être retenue, et la publicité en cause ne peut pas être considérée comme non conforme aux Recommandations de l’ARPP. La société estime en conséquence que la plainte doit être considérée comme irrecevable et mal fondée.
3. L’analyse du Jury
Le Jury rappelle que la Recommandation « Image et respect de la personne » de l’ARPP dispose que :
« 2-1 La publicité ne doit pas réduire les personnes humaines, et en particulier les femmes, à la fonction d’objet. »
Le Jury relève que la publicité en cause, diffusée sur le site internet de la société, présente une femme debout, sans aucun autre vêtement apparent que des escarpins rouges, et tenant devant elle une dalle d’échantillons de carrelages d’environ un mètre carré, qui masque son corps du buste jusqu’au haut des cuisses. En arrière-plan est inscrite la mention « Trouvez votre CARRELAGE ». Le second visuel en cause, qui a pour support un camion, présente la même photographie, assortie de la mention « CARRELAGE », mais l’image de la femme y est cadrée au-dessus des genoux.
Le Jury considère que la publicité utilise l’image d’une jeune femme dont la nudité du corps est mise en valeur par une image où seul son buste est caché par une dalle d’échantillons de carrelage. Tout dans la mise en scène, lumineuse et sur fond neutre, donne à penser que la femme est nue derrière cette dalle qui, loin de cacher la nudité, au contraire la révèle.
Une telle nudité ne saurait se justifier en l’espèce par la vente de matériaux de salle de bain dès lors que le personnage n’est pas représenté dans une salle de bain, à l’occasion d’une action justifiant qu’il soit dénudé.
Le Jury relève que cette analyse est conforme à l’avis n° 454/17, publié le 12 avril 2017, après demande de révision.
Le Jury estime donc que l’annonceur utilise, à nouveau, le corps de la femme pour rendre « sexy » et attractif le produit présenté qui est dénué de rapport avec le corps. Cette utilisation sexualisée de l’image des femmes comme argument de vente d’un produit constitue une instrumentalisation des femmes ainsi réduites à la fonction d’objet sexuel et porte atteinte à leur dignité.
En conséquence de ce qui précède, le Jury est d’avis que la publicité en cause ne respecte pas le point 2.1 de la Recommandation précitée, par laquelle la profession publicitaire a souhaité proscrire, précisément, le type de procédés que l’annonceur persiste à mettre en œuvre.
Avis adopté le 15 novembre 2019 par Mme Lieber, Présidente, Mme Gargoullaud, Vice-Présidente, Mme Drecq, MM. Depincé, Lacan, Leers et Lucas-Boursier.