Avis publié le 12 septembre 2022
CHU DE POITIERS – 871/22
Plainte non fondée
Le Jury de Déontologie Publicitaire,
- Après examen des éléments constituant le dossier de plainte, dans le cadre de la procédure d’urgence prévue à l’article 18 du règlement intérieur du Jury,
- les personnes intéressées ayant été invitées à faire valoir leurs observations,
- après avoir entendu le représentant du Conseil interdépartemental de l’Ordre des infirmiers (CIDOI) picto-charentais et ceux du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Poitiers, lors d’une séance tenue sous la forme d’une visioconférence,
- et après en avoir débattu,
rend l’avis suivant :
1. La plainte
Le Jury de Déontologie Publicitaire a été saisi, le 16 août 2022, d’une plainte du conseil interdépartemental de l’ordre des infirmiers (CIDOI) picto-charentais, tendant à ce qu’il se prononce sur la conformité aux règles déontologiques en vigueur de communications émanant du CHU de Poitiers dans le cadre d’une campagne de recrutement de personnels de santé.
La campagne en cause se compose de quatre affiches, dont deux sont critiquées :
- la première affiche montre un médecin homme en blouse blanche examinant la bouche d’une petite fille. A leurs côtés, une femme en blouse et coiffe blanches regarde l’enfant. Des bulles sont positionnées à côté des personnages. L’homme commence : « Quand tu seras grande… » et la femme termine « … toi aussi tu seras fière de t’occuper des patients ! », ce à quoi la petite fille répond « Aaarggléargh ? ». Les textes accompagnant cette image sont : en haut de l’affiche « Au CHU de Poitiers, les temps changent / pas notre envie de soigner les autres » et au bas de l’affiche « Infirmiers – Aide-soignants – Personnels soignants (H/F) rejoignez-nous ! » suivi de l’adresse du site internet du CHU.
- la seconde affiche montre un homme assis à un bureau, portant une blouse blanche et un stéthoscope, et qui joue manifestement le rôle de médecin. Une femme portant une blouse et une coiffe blanches se tient debout à ses côtés, penchée pour lui montrer un dossier. Des bulles sont positionnées à côté des personnages. Pour la femme « Regardez ! j’ai été recrutée directement en CDI » et pour l’homme « Mais c’est super, Nicole ! ». Les textes accompagnant cette image sont : en haut de l’affiche « Au CHU de Poitiers, les temps changent / nos conditions de recrutement aussi » et au bas de l’affiche « Infirmiers – Préparateurs en pharmacie – Techniciens de labo – Aide-soignants (H/F), rejoignez-nous ! », suivi de l’adresse du site internet du CHU.
2. La procédure
Le plaignant a sollicité la mise en œuvre de la procédure d’urgence prévue à l’article 18 du règlement intérieur. Il a été fait droit à cette demande.
Le CHU de Poitiers ainsi que la société d’affichage Exterion media ont été informés, par courriel avec accusé de réception du 25 août 2022, de la plainte dont copie leur a été transmise et des dispositions dont la violation est invoquée.
Elles ont été également informées que cette affaire ferait l’objet d’un examen dans le cadre de la procédure d’urgence prévue à l’article 18 du règlement intérieur du Jury, lors de la séance du 9 septembre 2022.
3. Les arguments échangés
– Le CIDOI picto-charentais, plaignant, rappelle à titre liminaire que l’ordre des infirmiers a été créé par la loi n°2006-1668 du 21 décembre 2006. Il constitue une institution ordinale à but non lucratif, qui accomplit des missions de service public par l’intermédiaire de ses conseils départementaux ou interdépartementaux, de ses conseils régionaux ou interrégionaux, et de son conseil national. Il a notamment pour mission de défendre les intérêts de la profession.
Il indique avoir été destinataire de nombreux signalements à la suite de la diffusion d’affiches de communication du CHU de Poitiers concernant une campagne de recrutement de professionnels de santé, dont des infirmiers.
Il considère que cette campagne est offensante, archaïque et indigne de la considération due aux fonctions d’infirmier, et qu’elle porte atteinte à l’image de la profession. Elle cantonne l’infirmière à un rôle précis, avec des stéréotypes de genre qui sont aux antipodes de la réalité de la profession.
Par la mise en place d’un tel procédé de communication, l’ordre public est atteint dans la mesure où l’affiche est publique, encore visible de tous au 16 août 2022, et qu’elle est contraire au principe de dignité humaine tel que formulé par l’article 16 du Code civil qui dispose que : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. » La liberté d’expression ne permet pas l’expression de représentations sexistes dans l’espace public.
Alors que l’objectif de cette campagne est le recrutement de professionnels de santé, elle véhicule une image de la femme infirmière hiérarchiquement soumise au médecin homme à l’heure où les infirmiers luttent pour la reconnaissance de leurs compétences et de leur autonomie dans l’accomplissement de leurs missions.
De surcroît, l’affiche est contraire aux dispositions du code de travail favorisant l’égalité dans le domaine de l’accès à l’emploi et la lutte contre le harcèlement et les discriminations. En ce sens, l’article L1142-2-1 du Code du travail dispose que « Nul ne doit subir d’agissement sexiste, défini comme tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Cette disposition du code du travail vise à combattre le « sexisme ordinaire » dont l’affiche du CHU de Poitiers en est la parfaite illustration.
Le CIDOI ajoute que la lutte contre le sexisme revêt un enjeu fondamental et conditionne l’égalité réelle notamment dans l’accès à l’emploi.
Il indique avoir demandé à la directrice générale du CHU de Poitiers, le retrait de cette communication dans un courrier en date du 15 juin 2022. Par une réponse en date du 20 juin, elle a déclaré n’envisager aucunement le retrait de cette campagne.
Lors de la séance, le représentant du CIDOI a confirmé l’argumentaire de la plainte, en précisant qu’il ne mettait en cause que les deux affiches, relatifs aux infirmiers, sur les quatre qui ont été diffusées dans le cadre de la campagne du CHU. Il a insisté sur l’émoi suscité par cette communication au sein de la profession.
– Le CHU de Poitiers indique que la campagne de recrutement critiquée n’est pas une publicité relevant de la compétence du Jury. Il estime en outre que la plainte est devenue sans objet dès lors que cette campagne, qui s’est déroulée en juin par voie d’affichage sur les réseaux urbains et sur les transports en commun, ainsi que par des insertions dans la presse quotidienne régionale, n’est plus diffusée.
Sur le fond, l’établissement précise qu’il est confronté, comme la grande majorité des hôpitaux, à de grandes difficultés de recrutement de personnels médicaux et paramédicaux. La campagne en cause a été validée par le directoire du CHU. Le choix a été fait d’un message décalé, pastichant les « soap-opéras », les romans-photos et autres publicités des années 60. Le décalage entre les mots et la photo invitait le lecteur à une approche au second degré destiné à retenir l’attention et permettre aux professionnels de s’intéresser aux nouvelles conditions d’exercice et de recrutement.
Le CHU précise qu’il a recensé, sur les réseaux sociaux, des commentaires particulièrement malveillants, voire violents, contre l’hôpital, émanant de professionnels de santé dont les intentions interrogent. En revanche, la campagne a reçu un accueil favorable du grand public qui n’a pas compris la polémique et les raisons de ces attaques.
Il joint à ses observations le courrier de réponse adressé au CIDOI.
Lors de la séance, les représentants du CHU ont repris en substance cette argumentation. Ils ont récusé toute idée de sexisme alors que de nombreux cadres dirigeants de l’établissement sont des femmes.
4. L’analyse du Jury
4.1. Sur la compétence du Jury pour connaître de la plainte
Le Jury rappelle qu’en vertu du point 2.1. de son règlement intérieur, il lui appartient de se prononcer sur le respect des règles déontologiques par tout « message publicitaire », commercial ou non commercial, à l’exclusion de la propagande électorale et des documents de nature politique ou syndicale.
Constitue un message publicitaire tout contenu porté à la connaissance du public par une personne publique ou privée ou pour son compte, et qui vise à assurer la promotion d’une marque que celle-ci exploite, d’un produit ou d’un service qu’elle propose, de cette personne ou d’une personne qui lui est liée, ou encore d’une action qu’elle mène ou d’une cause qu’elle défend. Le caractère promotionnel, qui se distingue du caractère purement informationnel, s’apprécie notamment au regard de la nature de la communication, de l’objet sur lequel elle porte, des termes employés, de la mise en scène ou des visuels utilisés et des incitations que le message comporte explicitement ou qu’il induit. Le message publicitaire peut présenter un caractère commercial et constituer, le cas échéant, une « communication commerciale » au sens du préambule du code de communications « ICC Publicité et marketing » de la Chambre de commerce internationale, ou ne revêtir aucun caractère commercial.
En l’espèce, le Jury constate que la communication mise en cause a pour objet de valoriser les conditions d’emploi et d’exercice de l’activité au CHU de Poitiers, en vue d’attirer de nouvelles recrues, sur un marché de l’emploi sur lequel les établissements hospitaliers sont d’ailleurs en concurrence. Il comporte des visuels dont le CHU indique lui-même qu’ils pastichent les publicités des années 60.
Eu égard à son objet, à son contenu et aux conditions de sa diffusion (affichage, publication presse…), une telle communication présente le caractère d’un message publicitaire relevant du champ de compétence du Jury.
4.2. Sur la recevabilité de la plainte
Le Jury rappelle qu’aucune disposition de son règlement intérieur ne lui permet de déclarer sans objet ou irrecevable une plainte au motif que la publicité critiquée ne serait plus diffusée à la date à laquelle il se prononce. Une telle règle priverait d’ailleurs d’une grande partie de son efficacité le dispositif d’auto-régulation, dès lors notamment qu’elle empêcherait le Jury de se prononcer sur des publicités diffusées sur une très courte période de temps.
Il s’ensuit que, contrairement à ce qu’indique le CHU de Poitiers, la circonstance que la campagne publicitaire critiquée n’est plus diffusée est dépourvue d’incidence sur la recevabilité de la plainte.
4.3. Sur le bien-fondé de la plainte
Le Jury, qui est une instance associée de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) et non une juridiction, rappelle à titre liminaire que, conformément au point 2.2. de son règlement intérieur, il se prononce exclusivement sur le respect des règles déontologiques énumérées à ce point. Il n’est donc pas compétent pour apprécier la conformité des publicités dont il est saisi aux dispositions législatives et réglementaires. Par suite, il ne peut examiner les griefs du conseil départemental de l’ordre des infirmiers picto-charentais fondés sur l’article 16 du code civil et l’article L. 1142-2-1 du code du travail.
Toutefois, comme le prévoit l’article 11 du même règlement intérieur, le plaignant n’est pas tenu, à peine d’irrecevabilité, d’invoquer formellement l’une des règles déontologiques mentionnées à l’article 2.2. Il appartient au Jury d’identifier, au vu de l’argumentation soulevée, les règles déontologiques applicables. En l’espèce, l’argumentation du plaignant conduit à appliquer :
- la Recommandation « Image et respect de la personne», dont le point 1.3 dispose que « toute représentation dégradante ou humiliante de la personne humaine, explicite
ou implicite, est exclue, notamment au travers de qualificatifs, d’attitudes, de postures, de gestes, de sons, etc., attentatoires à la dignité humaine » et dont le point 2 interdit de cautionner l’idée de l’infériorité d’une personne en raison de son sexe, « notamment en réduisant son rôle et ses responsabilités dans la société », et de valoriser, même indirectement, des sentiments ou des comportements de sexisme ; - et les principes généraux du code «Publicité et marketing » de la Chambre de commerce internationale (dit « code ICC »), en particulier le principe de responsabilité sociale (article 2) selon lequel la publicité doit « respecter la dignité humaine » et ne doit « cautionner aucune forme de discrimination », notamment sur le sexe, ainsi que le principe, repris à l’article 12 du code ICC, selon lequel la publicité ne doit pas dénigrer une catégorie de personnes ou une profession, ou tenter de lui attirer le mépris ou le ridicule public.
Le Jury constate que les deux affiches en cause ont pour objet de susciter des candidatures aux fonctions d’infirmiers et d’autres professions de santé au CHU de Poitiers. Elles ont pour points communs de recourir à des visuels manifestement issus des années 1960, comme le montrent notamment la tenue et la coiffure des personnages, de mettre en scène un homme jouant le rôle du médecin et une femme tenant celui d’une infirmière, et de comporter, en gros caractères, l’allégation : « Au CHU de Poitiers / LES TEMPS CHANGENT » suivie du thème de l’affiche (« Pas notre envie de soigner les gens », pour la première ; « Nos conditions de recrutement aussi », pour la seconde).
Le propos de la campagne de communication à laquelle ces affiches se rattachent apparaît double :
- d’une part, en tournant en dérision l’archaïsme du fonctionnement des hôpitaux il y a plus d’un demi-siècle, elles rappellent que les situations présentées appartiennent à un passé révolu (« les temps changent») ;
- d’autre part, elles valorisent, pour la première affiche, la persistance d’un trait positif du fonctionnement hospitalier (l’envie de soigner les patients) et, pour la seconde, l’évolution des conditions de recrutement des personnels infirmiers, préparateurs en pharmacie, techniciens de laboratoire et aides-soignants, avec le recours plus fréquent aux contrats à durée indéterminée.
Le Jury considère que la prise de distance introduite par la locution mise en exergue « les temps changent » permet de comprendre que ces deux affiches, si elles mettent en scène un homme médecin et une femme infirmière dans des situations peu valorisantes pour cette dernière, en évoquant une forme de paternalisme du premier à l’égard de la seconde, n’entendent pas promouvoir ou justifier une répartition des rôles dans laquelle les hommes auraient vocation à être médecins et les femmes, infirmières, mais s’en affranchir. Cette intention est confirmée par la mention « H/F » figurant dans les deux affiches critiquées selon laquelle le CHU recrute aussi bien des hommes et des femmes en tant qu’infirmiers, tandis que les deux autres affiches qui composent la campagne publicitaire, dont l’une représente d’ailleurs une cadre de santé, comportent la même précision à propos des cadres supérieurs, kinés, manipulateurs de radios et personnels de recherche. Ces affiches, qui ne portent pas atteinte à la dignité humaine, ne cautionnent donc pas l’idée d’infériorité de la femme ou les discriminations à raison du sexe, et ne valorisent pas le sexisme.
En outre, le Jury estime que, pour la même raison tenant à la distanciation introduite par l’expression « Les temps changent », ces affiches ne peuvent être regardées comme dénigrant ou tournant en ridicule la profession d’infirmier, alors surtout qu’elles visent précisément au recrutement de ces personnels.
Tout en relevant et en concevant que cette campagne de communication ait pu être mal comprise et, en particulier, que la représentation de situations stéréotypées traduisant une forme de supériorité masculine et une subordination de l’infirmier au médecin a pu choquer certains professionnels de santé, situation regrettable dans un contexte de particulière tension sur l’hôpital et de difficultés de recrutement ou de fidélisation liées à la question de l’attractivité de ces professions, le Jury est d’avis que les deux affiches critiquées ne méconnaissent pas les règles déontologiques précitées.
Avis adopté, dans le cadre de la procédure d’urgence, le 9 septembre 2022 par M. Lallet, Président, Mme Gargoullaud, Vice-Présidente, Mmes Lenain, Boissier et Charlot, MM. Depincé, Le Gouvello, Lucas-Boursier et Thomelin.