Avis publié le 10 février 2025
BOUTIQUE L’HOMME – 1050/25
Plaintes fondées
Le Jury de Déontologie Publicitaire,
- après examen des éléments constituant le dossier de plainte,
- les personnes intéressées ayant été invitées à faire valoir leurs observations,
- après avoir entendu la représentante de l’association Culture Egalité, plaignante, intervenant également pour le compte de la Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l’Egalité de Martinique, lors d’une séance tenue sous la forme d’une visioconférence,
- et après en avoir débattu,
rend l’avis suivant :
1. Les plaintes
Le Jury de Déontologie Publicitaire a été saisi, le 15 janvier 2025 de deux plaintes émanant de l’association Culture Egalité et de la Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l’Egalité de Martinique, tendant à ce qu’il se prononce sur la conformité aux règles déontologiques en vigueur d’une publicité, en faveur de la société Boutique L’Homme, pour promouvoir son offre d’articles de mode masculine, située à la Martinique.
La publicité en cause, diffusée sur un panneau d’affichage, montre un « QR Code » géant au centre de l’affiche, sur lequel est apposé l’inscription « Scan me » et accompagné des textes, en très gros caractères noirs sur fond blanc :
- « Emmy, je sais que tu me trompes avec Noah ! »,
- « J’ai des preuves, les photos ne mentent pas ! ».
2. La procédure
L’association plaignante ainsi que la Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l’Egalité ont sollicité la mise en œuvre de la procédure d’urgence prévue à l’article 18 du règlement intérieur.
La société Boutique L’Homme a été informée, par courriel et par courrier recommandé avec avis de réception du 23 janvier 2025, puis par courriel du 29 janvier 2025, des plaintes dont copies lui ont été transmises et des dispositions dont la violation est invoquée.
Elle a également été informée que cette affaire ferait l’objet d’un examen dans le cadre de la procédure d’urgence prévue à l’article 18 du règlement intérieur du Jury, lors de la séance du 7 février 2025 à 9h30.
3. Les arguments échangés
– L’association Culture Egalité relève que la publicité a été diffusée à proximité de l’entrée d’un établissement scolaire de Fort-de-France accueillant des enfants, des adolescentes et des adolescents.
Lorsqu’on scanne le QR Code, on est dirigé vers une page Instagram, s’ouvrant en plusieurs temps :
- la première image qui apparaît de façon très fugitive présente un énorme QR code rose dans un encadré blanc tranchant sur un fond multicolore rose et violet.
- la 2ème image porte le nom d’une boutique : L’Homme. Ce nom est mis en valeur par sa position et un jeu de couleurs : il est en blanc, au centre de l’image sur un rectangle rouge inscrit dans disque noir. Il est mis en valeur également par les tailles de police utilisées : le mot « Homme » tranche sur l’article « L’ » d’une taille beaucoup plus petite.
- Lorsque que l’on ferme cette image en appuyant sur la croix en haut à gauche, on arrive sur la page Instagram proprement dite où le nom de la boutique, son adresse, quelques renseignements concernant son compte Instagram, la représentation de quelques exemples de vêtements vendus…
Elle énonce que cette publicité sollicite les plus bas instincts de voyeurisme.
Le texte utilise également les codes du harcèlement sur les réseaux sociaux (peut-être même du « revenge porn » ?) qui sont ainsi dangereusement banalisés. On peut même se demander si certains ne pourraient pas y trouver un encouragement à la violence.
Le nom choisi pour la boutique, « L’Homme » – c’est à dire l’homme en soi, dans l’absolu – montre une image masculine magnifiée, voire dominatrice et même totalitaire.
L’emploi de l’article défini « L’ », le jeu des majuscules (L et H), le choix des tailles des caractères, le graphisme, le jeu des couleurs semblent vouloir renforcer cette même impression.
Mais alors, pourquoi cette utilisation de la femme ? En effet, le premier mot de cette publicité est un prénom de femme. Il n’y a pas d’image de femme à proprement parler, mais il est donné l’espoir d’en voir et dans des circonstances peu flatteuses (voire peut-être dans des situations franchement scabreuses) Tout cela pour une boutique exclusivement destinée aux hommes – Même si nous savons que la plupart des achats seront en réalité réalisés par des femmes.
Bref, on met dans la bouche d’un personnage qu’on devine masculin et jeune la stigmatisation d’une femme qu’on devine jeune également, pour vendre. Et cela auprès d’un établissement voué à l’éducation de jeunes des deux sexes. Ce type de discours contribue à accentuer les malentendus entre filles et garçons, à consolider cette culture du sexisme et de la misogynie dont les conséquences sociales et humaines sont très coûteuses et même trop souvent catastrophiques.
En conclusion, l’association accuse cette publicité d’utiliser, à seules fins de « hammeçonnage commercial », les ressorts du sexisme et de la misogynie, voire du harcèlement et du « revenge porn ».
– La Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l’Egalité de Martinique énonce que la prévention des violences sexistes et sexuelles est une politique publique déployée avec peine en Martinique. Le territoire est très marqué par la violence intrafamiliale, sexiste, sexuelle à l’encontre des femmes et des enfants. Il y a beaucoup de manquements des publicitaires dans ce territoire et les associations signalent au moins une publicité sexiste par année. Les festivités de Carnaval approchant, les actes de violences sexistes et sexuelles sont multipliés par 2 ou 3 sur le territoire. Tous ces éléments plaident pour un traitement d’urgence de sa plainte.
Elle considère que cette affiche publicitaire, apposée à proximité du groupe scolaire St Joseph de Cluny, par ses messages sexistes et stigmatisants, est incompatible avec les valeurs de respect et d’égalité et véhicule un message inquiétant auprès des élèves de ces établissements.
– La société Boutique L’Homme indique n’avoir reçu aucun retour négatif concernant ce panneau d’affichage, y compris du seul établissement scolaire de la rue qui est le Groupe scolaire Saint Joseph de Cluny. Ce panneau est situé à 50 mètres de l’entrée et 25 mètres de la sortie. Il existe depuis une vingtaine d’année et la société l’utilise exclusivement depuis février 2016, date d’ouverture de la boutique, pour des campagnes publicitaires compte tenu de l’emplacement compliqué dans un environnement économique actuel très difficile. Plusieurs boutiques sont d’ailleurs fermées.
Ses représentants font valoir que leur démarche consiste en le détournement d’une spécificité locale qui s’appelle « le milan » ou « un makrélaj », à savoir un détournement moderne, décalé et numérique qui aboutit à la simple présentation d’une boutique pour homme.
Sur l’utilisation du mot Homme, la boutique est une boutique pour L’Homme. Pressé, actif, soucieux de son image, cet homme est la clientèle principale à 80% et 20% de cette clientèle sont des femmes qui viennent aux moments des fêtes et des anniversaires. Ces hommes apprécient particulièrement cette boutique car bien qu’elle soit d’une surface de 37m2 située en sous-sol, ils y sont tranquilles pour effectuer leurs achats contrairement à un gros centre commercial.
Sur l’interprétation du message de l’affiche : son interprétation fait partie de l’intime et de la liberté de pensée et d’imaginer. Il peut aller au-delà de ce qui a été rapporté dans la plainte. Tous les scénarios sont possibles à celle ou celui qui a une imagination orientée et débordante car la plaignante a oublié que Emmy, diminutif de Emilie, est un prénom féminin et que Noah qui est un prénom masculin peut être aussi un prénom féminin.
Sur le QR Code : l’ouverture du compte Instagram l’Homme fait découvrir une boutique Homme qui présente au mieux comme n’importe quel magazine féminin ses vêtements, ses accessoires à l’aide d’une mise en page classique mais colorée, correspondant aux goûts de l’entreprise, ainsi qu’à la clientèle masculine à 80% qui est la cible et ce sans hameçonnage car à aucun moment il n’est demandé une identification par téléphone, email, adresse, à la personne qui consulte ce compte Instagram L’Homme.
Sur les fichiers joints, les représentants de la société émettent un doute au fait que les images visées par la plainte sont ou non issues du compte Instagram L’Homme et si leurs utilisations correspondent dans leur intégralité aux originaux.
L’annonceur admet que son affiche soit de mauvais goût, bien que localement la vie aux Antilles ne soit en rien similaire à celle de la France métropolitaine, mais dans un contexte très fortement dangereux pour la pérennité du petit commerce en Martinique, il comprend mal que la réalité soit transformée pour aboutir à un objectif qui reste respectable.
4. L’analyse du Jury
Le Jury rappelle que la Recommandation « Identification de la publicité et des communications commerciales » de l’ARPP pose en « Principes : Afin de répondre au principe de bonne information du consommateur, la publicité doit pouvoir être clairement identifiée comme telle, et ce quelle que soit la forme sous laquelle elle se présente et quel que soit le support de communication utilisé.
Cette identification peut se faire par tout moyen nettement perceptible permettant de rendre d’emblée non équivoque pour le public la nature publicitaire du message. Tout annonceur, émetteur d’une campagne de communication publicitaire doit être aisément identifiable. »
Par ailleurs, la Recommandation « Image et respect de la personne » de l’ARPP dispose :
- en son point 1 (Dignité, Décence) que :
« 1.1 La publicité ne doit pas être susceptible de heurter la sensibilité, choquer ou même provoquer le public en propageant une image de la personne humaine portant atteinte à sa dignité et à la décence. »
En outre la Recommandation « Enfant » dispose :
- en son article 2 (Responsabilité sociale) que :
« La publicité doit être conçue avec un juste sens de la responsabilité sociale :
2.1 La publicité ne doit pas présenter favorablement des actes antisociaux ou délictueux, ni inciter les enfants à commettre de tels actes.
2.2 Elle ne doit pas légitimer des comportements qui seraient contraires aux principes de citoyenneté, aux règles du savoir-vivre, d’hygiène de vie, de protection de l’environnement ou de respect des autres ».
- en son article 4 (Violence) que :
« 4.1 La publicité doit éviter toute scène de violence ou de maltraitance, directe ou suggérée, que celle-ci soit morale ou physique.
2 Elle ne doit en aucun cas, par ses messages ou sa présentation, banaliser la violence ou la maltraitance, ni donner l’impression que ces comportements sont acceptables.
- 3 Elle ne doit pas inciter les enfants à reproduire des comportements agressifs ou violents ».
Enfin, les dispositions relatives aux enfants et adolescents contenues dans le Chapitre E du Code ICC sur la publicité et la communication commerciale prévoient que :
- Article E3 – Prévention des dommages
« Les communications commerciales ne doivent pas contenir de déclarations ou de traitements visuels qui pourraient avoir pour effet de blesser mentalement, moralement ou physiquement des membres raisonnables du groupe cible visé.
Compte tenu des capacités physiques et mentales attendues du groupe cible, les communications commerciales ne doivent pas :
…
- inciter les enfants ou les adolescents à s’engager dans des activités ou des comportements potentiellement dangereux, nuisibles ou inappropriés pour le groupe cible »,
- Article E4 – Valeurs sociales
« Les communications commerciales ciblant les enfants ou les adolescents ne doivent pas :
…
- inciter à des comportements abusifs à l’égard d’individus ou de groupes par la pression des pairs, l’intimidation ou d’autres actions similaires, ou tolérer de tels comportements… ».
Le Jury relève que la société Boutique L’Homme qui propose à la vente des articles de mode masculine utilise un panneau d’affichage situé près d’un groupe scolaire à Fort de France. Sur cette affiche apparait un « QR Code » géant placé au centre de l’affiche, accompagné d’une incitation à sa consultation par la mention « Scan me » écrite en caractères blancs sur fond noir mais également de deux textes figurant en haut et en bas de l’affiche, en lettres noires sur fond blanc, imitant de manière évidente certains messages envoyés sur des portables ou par internet pour interpeller et effrayer son destinataire puisqu’on peut y lire : « Emmy, je sais que tu me trompes avec Noah ! » puis « J’ai des preuves, les photos ne mentent pas ! ».
Le Jury estime que ce message tend, d’abord, à banaliser un comportement agressif et abusif alors que la violence dudit message est immédiatement évidente et ce, à un double titre. En effet, les deux phrases précitées imitant des « textos », d’une part, laissent entendre qu’il s’agit vraisemblablement d’un homme qui interpelle une femme – le prénom est féminin – suivie et photographiée à son insu donc sans son consentement, valorisant ainsi sans la critiquer la situation de celui qui espionne et entend surprendre des relations intimes, et d’autre part, font référence sans équivoque à une menace d’utilisation voire de chantage.
Au surplus, le Jury constate que la mention « Scan me » accentue encore cette perception puisqu’il s’agit d’une incitation péremptoire en forme d’ordre pour cliquer sur le QR code afin de partager les photos volées et se faire impunément complice d’un comportement violant l’intimité de la victime, au mépris de toute forme de respect et de consentement, donc à la fois violent et voyeur.
Le Jury estime qu’à la banalisation s’ajoute ainsi une incitation d’autant plus forte qu’elle emprunte un langage moderne et fait implicitement référence au harcèlement dont sont victimes les jeunes filles comme les jeunes garçons via les réseaux sociaux, comme s’il s’agissait d’un comportement acceptable, et sans qu’on puisse y déceler une note d’humour qui viendrait distancier le propos.
Le Jury constate, au contraire, que seule la brutalité des textes est immédiatement perceptible et en aucune manière la référence aux articles de mode promus par la marque, laquelle n’apparait jamais. Il estime que cette absence d’identification de l’annonceur, voire de la publicité elle-même, est en contradiction flagrante avec les principes rappelés par la Recommandation « Identification de la publicité et des communications commerciales » cités en préambule.
Enfin, le fait que l’affichage se trouve à proximité d’un établissement scolaire accroît encore le caractère gravement contraire aux dispositions précitées, tout particulièrement à celles destinées à protéger les plus jeunes.
En conséquence de ce qui précède, le Jury est d’avis que la publicité en cause est contraire aux dispositions déontologiques précitées.
Eu égard à la gravité du manquement, le Jury propose de demander à l’ARPP d’intervenir auprès de l’annonceur en vue de la cessation de la publicité et de prévoir une diffusion renforcée de l’avis, par voie de communiqué sur son site internet.
Avis adopté le 7 février 2025 par Mme Tomé, Présidente, M. Aparisi, Vice-Président, Mmes Boissier, Charlot et Lenain, ainsi que MM. Le Gouvello, Lucas-Boursier et Thomelin.