Avis JDP n° 543/18 – MAGAZINE/GRANDES CAUSES – Plaintes non fondées

Avis publié le 19 novembre 2018
Plaintes non fondées

Le Jury de Déontologie Publicitaire,

  • Après examen des éléments constituant le dossier de plainte,
  • les personnes intéressées ayant été invitées à faire valoir leurs observations,
  • après avoir entendu les représentants de la société annonceur,
  • et après en avoir débattu,

rend l’avis suivant :

1. Les plaintes

Le Jury de Déontologie Publicitaire a été saisi, les 3, 16 et 26 août 2018, de trois plaintes émanant de particuliers, tendant à ce qu’il se prononce sur la conformité aux règles déontologiques en vigueur d’une publicité diffusée par affichage, à l’initiative d’un magazine autrichien, pour inciter à signer une pétition en faveur de la lutte contre l’homophobie.

Le visuel publicitaire en cause présente l’inscription en caractères blancs, sur fond noir « Pour qu’une femme aime les hommes, rien ne vaut un viol collectif » et, en plus petits caractères, en-dessous, les mentions « En Jamaïque, on viole les femmes pour les guérir d’être lesbiennes » – « Signez la pétition sur xx.com », suivies du hashtag « #Endhomophobia ».

2. Les arguments échangés

– Les plaignants considèrent que cette publicité est choquante en ce qu’elle banalise un point de vue homophobe et la violence faite aux femmes.

– Les agences de communication, ont été informées, par courrier recommandé avec avis de réception du 12 septembre 2018, des plaintes dont copies leur ont été transmises et des dispositions dont la violation est invoquée.

L’une des agences précise que l’annonceur est une société autrichienne connue pour ses engagements en faveur de la communauté homosexuelle et de causes d’intérêt public comme le sida ou les réfugiés. Elle édite une revue, disponible également sur la plateforme internet qu’elle met à disposition de ses lecteurs.

A l’été dernier, l’annonceur a lancé une opération importante destinée à sensibiliser le public à l’homophobie et aux violences qui en découlent, invitant à cette occasion à signer une pétition en faveur de l’inscription à l’article 2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme des droits des personnes LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres). C’est dans ce cadre qu’a été conçue la campagne dans laquelle s’inscrit le visuel incriminé, qui a été diffusée au cours du mois d’août dernier. Cette campagne s’articulait autour de deux visuels distincts, chacun ayant pour objet d’attirer l’attention sur les agressions et atteintes commises un peu partout dans le monde à l’encontre de la communauté homosexuelle. Chaque visuel, volontairement dépouillé et dépourvu de toute image, se terminait par une invitation à signer la pétition en ligne de l’annonceur, suivie du logo de ce dernier.

Le message était décliné en deux temps avec une phrase volontairement percutante en blanc sur fond noir interpelant directement ses lecteurs, explicitée juste après par une autre mention :

– « Pour qu’une femme aime les hommes, rien ne vaut un viol collectif — En Jamaïque on viole les femmes pour les guérir d’être lesbiennes » ;

– « L’époque où l’on torturait les homosexuels n’est pas si lointaine, elle est à 3 heures d’avion – L’homosexualité est encore un crime dans 72 pays ».

Seul le premier de ces visuels, diffusé par voie d’affichage, a suscité des réactions. Si celles-ci sont inévitables avec ce type de message, par nature clivant dès lors que sont abordés des sujets sociétaux que le public a souvent du mal à aborder de front, l’agence indique qu’elles ne lui paraissent pas fondées au regard tant des textes légaux que des règles déontologiques. Elle affirme n’avoir à aucun moment entendu faire l’apologie du viol, attenter à la dignité ou à l’image de la personne humaine, ou encore « cautionner ou encourager des comportements violents, illicites ou antisociaux ». Au contraire, tout l’objectif de la campagne était de dénoncer les exactions perpétrées contre les populations LGBT et d’inciter à lutter contre lesdites exactions en souscrivant en ligne à la pétition.

Certes, la lecture de la première phrase du visuel avait de quoi susciter l’interrogation voire l’incompréhension. Mais cette phrase, qui consistait à présenter le point de vue du tortionnaire pour mieux le dénoncer ensuite, ne pouvait être appréhendée de façon isolée par rapport à la mention explicative qui suivait juste en dessous et lui donnait tout son sens et sa portée. Elle était d’ailleurs tellement forte et à rebours des discours habituels qu’elle ne pouvait qu’amener à lire la suite du message pour comprendre ses enjeux et découvrir la cause défendue.

L’agence ajoute que ce procédé d’un message en deux temps n’a rien d’inédit et est parfaitement connu du public. A cet égard, le public de référence est celui normalement informé et raisonnablement attentif et avisé. Ainsi, pour provocante qu’elle soit, la phrase d’attaque du visuel incriminé est dans la ligne de ce qui a été précédemment fait, ne serait-ce que dans les campagnes pour la prévention routière, la lutte contre le tabagisme, l’anorexie ou, déjà, l’homophobie. Ces campagnes ont toutes en commun, avec celle aujourd’hui soumise au Jury, de lutter contre des fléaux qui affectent une partie de la population.

Le comité d’éthique de la société d’affichage n’a pour sa part rien trouvé à redire à cette campagne qu’il a validée sans réserve et qui a été diffusée dans son intégralité sur l’ensemble de son réseau.

L’agence de communication fait valoir que son message n’a rien à voir avec de la provocation gratuite, mais se veut simplement le rappel d’une réalité violente de ce que certains subissent au quotidien dans leur pays.

Comme le précisait sur ce point le Rédacteur en chef du magazine annonceur lors du lancement de cette campagne : « Nous savons que les affiches que nous diffusons en France portent des accroches dérangeantes qui ne sont ni faciles à lire, ni faciles à admettre. Malheureusement, elles relatent une réalité dont souffrent les communautés LGBTQI qui sont encore aujourd’hui victimes d’histoires sordides auxquelles les médias laissent peu de place, les considérant comme des faits divers. Par conséquent, peu de gens mesurent à quel point la situation est critique. C’est un sujet grave qui doit être abordé avec gravité ». C’est animée de cette volonté que l’agence a conçu et diffusé les visuels précités.

L’agence ne peut accepter d’être accusée de légitimer les violences faites aux femmes ou d’avoir attenté à l’image ou à la dignité de la personne humaine alors que c’est cela même qu’elle dénonce. Eu égard aux idées que défend l’annonceur, il lui paraît particulièrement inique d’être mis sur le même plan que ces publicités sexistes, érotisantes ou autres dont le Jury a eu à connaître et qui rabaissent l’image de la femme ou la réifient.

– La société d’affichage admet que cette campagne, par son contenu et sa conception, a suscité des interrogations au sein de l’entreprise. La question s’est posée de sa conformité avec les engagements éthiques souscrits par le Groupe, et en particulier avec la Recommandation « Image et respect de la personne » de l’ARPP ainsi que le Code ICC.

En premier lieu, conformément à sa procédure interne de contrôle des visuels au contenu jugé sensible, ce projet de campagne a fait l’objet, par la Direction Juridique, d’une première vérification des faits allégués (viols en Jamaïque de femmes présentées comme lesbiennes), ainsi que d’une analyse critique de la campagne au regard de la Recommandation de l’ARPP et du Code ICC:

– la pratique des viols dits « correctifs » est malheureusement une réalité attestée dans plusieurs pays, dont la Jamaïque et l’Afrique du Sud (rapport d’Amnesty International 2013) ;

– le message de cette campagne ne contrevient en aucune manière à la Recommandation, bien au contraire, il entend agir contre les comportements sexistes et lutter contre les idées de soumission dévalorisant en particulier les femmes ainsi que contre la violence morale et physique ;

– dans le même sens, le projet de campagne a été jugé conforme aux « Dispositions générales sur les pratiques de publicité et de communication commerciale » du Code ICC, lesquelles requièrent une communication décente et véridique, respectant la dignité humaine et ne cautionnant aucune forme de discrimination, y compris fondée sur l’orientation sexuelle ; là encore, l’objectif poursuivi est de dénoncer des comportements qui bafouent la dignité de la personne humaine et discriminent les homosexuels ;

– enfin, l’objet de la campagne, qui vise à alimenter une pétition visant à obtenir de l’ONU une modification de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme intégrant les personnes LGBT, est parfaitement conforme aux engagements éthiques de la société d’affichage.

Le projet a ensuite été soumis au Comité de Déontologie Affichage de la société d’affichage, qui a lui aussi validé ce projet de campagne, portant sur 1000 affiches gracieusement diffusées sur ses réseaux pendant une semaine. L’ARPP a par ailleurs été sollicitée sur cette campagne et a donné un avis préalable indiquant avoir « bien noté le propos et la finalité de cette campagne de communication (…) visant à sensibiliser le grand public aux droits des homosexuels, dès lors tout à fait envisageable » – cet avis étant par ailleurs négatif uniquement sur la question de la traduction d’une mention en anglais.

Enfin, la société d’affichage ajoute que le contexte actuel de recrudescence des actes et propos homophobes, ainsi que les réactions d’un grand nombre d’internautes sur les réseaux sociaux, au caractère outrancier et délibérément provocateur, doivent inciter à la circonspection avant toute condamnation, fût elle de principe : celle-ci serait très probablement récupérée – et détournée – par les mêmes individus pour alimenter une polémique allant à l’inverse du but poursuivi.

L’afficheur comprend la motivation des plaignants, qui repose avant tout sur l’ambiguïté ressentie du message, du fait en particulier de la construction graphique du visuel, qui met en avant une affirmation conçue pour provoquer et sensibiliser, repoussant au second plan l’objectif poursuivi. Le rapport efficacité-provocation-communication a sans doute été mal apprécié au regard de la sensibilité du grand public, en particulier dans les villes moyennes ou petites où cet affichage a été réalisé (Paris étant exclu du plan de communication).

– Une seconde société d’affichage fait valoir que, contrairement aux informations portées à la connaissance du Jury et au reportage diffusé sur une chaîne d’information télévisée, le visuel en cause n’a pas été diffusé dans le métro parisien ni sur ses réseaux ou ceux de la société.

C’est un autre visuel émanant de cet annonceur qui a été diffusé du 16 au 22 août, sur des panneaux numériques installés dans le métro, dénonçant la pénalisation de l’homosexualité dans certains pays.

3. L’analyse du Jury

Le Jury rappelle, d’une part, que selon le Code ICC consolidé sur les pratiques de publicité et de communication commerciale :

« La communication commerciale doit proscrire toute déclaration ou tout traitement audio ou visuel contraire aux convenances selon les normes actuellement admises dans le pays ou la culture concernés » (Article 2).

« La communication commerciale doit respecter la dignité humaine et ne doit encourager ou cautionner aucune forme de discrimination, y compris celle fondée sur la race, l’origine nationale, la religion, le sexe, l’âge, le handicap ou l’orientation sexuelle » (Article 4, alinéa 1).

« La communication commerciale ne doit pas sembler cautionner ou encourager des comportements violents, illicites ou antisociaux » (Article 4, alinéa 3).

D’autre part, la Recommandation « Image et respect de la personne » de l’ARPP dispose que :

1. « La publicité ne doit pas être susceptible de heurter la sensibilité, choquer ou même provoquer le public en propageant une image de la personne humaine portant atteinte à sa dignité et à la décence ».

« D’une façon générale, toute représentation dégradante ou humiliante de la personne humaine, explicite ou implicite, est exclue, notamment au travers de qualificatifs, d’attitudes, de postures, de gestes, de sons, etc., attentatoires à la dignité humaine ».

2.3 « La publicité ne peut valoriser, même indirectement, des sentiments ou des comportements d’exclusion, d’intolérance, de sexisme ».

Le Jury relève que l’affiche en cause présente l’inscription en caractères blancs, sur fond noir « Pour qu’une femme aime les hommes, rien ne vaut un viol collectif » et, en plus petits caractères, en-dessous, les mentions « En Jamaïque, on viole les femmes pour les guérir d’être lesbiennes » – « Signez la pétition sur xx.com », suivies du hashtag « Endhomophobia ».

Le Jury précise qu’il tient compte, dans la mise en œuvre des règles déontologiques dont il lui appartient d’apprécier le respect, des particularités des campagnes d’opinion, dont l’objet même consiste, le plus souvent, à sensibiliser et à interpeler le public sur un problème de société ou une cause d’intérêt général. Cet objectif légitime, ainsi que l’intérêt d’une information du public sur la réalité ou les enjeux d’une question, justifient que les annonceurs concernés disposent d’une plus grande latitude quant au contenu des campagnes qu’ils réalisent.

Le Jury veille néanmoins à ce que ces derniers fassent un usage responsable de la liberté d’expression qui leur est due et ne se livrent pas à des pratiques excessives, qui apparaissent d’ailleurs, en général, contreproductives pour servir la cause qu’ils défendent.

À ce titre, ces annonceurs doivent s’abstenir de diffuser des messages qui présenteraient, par leur degré élevé de violence et de réalisme ainsi que par leur mode de diffusion, un caractère excessivement traumatisant pour les personnes qui y sont exposées.

Le Jury relève qu’en l’espèce l’annonceur entend alerter l’opinion publique sur l’homophobie et les violences qui en découlent, en marquant les esprits par un message fort. Ce message fort (la première phrase du texte) a pour but de retenir l’attention et d’inviter le lecteur à poursuivre sa lecture (deuxième phrase) pour obtenir une information factuelle sur les conséquences de l’homophobie, puis à signer une pétition en ligne contre l’homophobie.

Le Jury estime que, si la première phrase présente un caractère violent et une incitation à la commission d’un crime (« rien ne vaut un viol collectif »), il s’agit manifestement d’une provocation qui ne peut être lue indépendamment de la deuxième phrase portant l’information (« en Jamaïque on viole les femmes pour les guérir d’être lesbiennes »). Les deux phrases, dans leur ensemble, constituent donc une dénonciation claire des comportements criminels à l’encontre des homosexuelles.

Les formules employées entretiennent un lien direct avec l’objet de la communication qui vise à obtenir l’adhésion à une pétition en ligne en faveur de l’inscription, à l’article 2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, des droits des personnes LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres).

Si le Jury comprend que le texte de l’affiche, en particulier celui de la première phrase, est susceptible de choquer une partie de l’opinion publique, il considère néanmoins que la publicité n’excède pas, pour une majorité du public, les limites de ce qui est admissible, dans les circonstances de l’espèce.

En conséquence, le Jury est d’avis que la publicité en cause ne méconnaît pas les dispositions précitées du Code ICC et de la Recommandation « Image et respect de la personne ».

Avis adopté le 5 octobre 2018 par Mme Lieber, Présidente, Mme Gargoullaud, Vice-Présidente, Mme Drecq, MM. Acker, Benhaïm, Depincé, Leers et Lucas-Boursier.