Décision publiée le 30.04.2014
Plaintes partiellement fondées
Le Jury de Déontologie Publicitaire,
– Après examen des éléments constituant le dossier de plainte,
– après avoir entendu la représentante de l’association les Chiennes de garde et celle des associations Réussir l’égalité Femmes et hommes (REFH) et Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir (FDFA), agissant pour le compte de particuliers plaignants, ainsi que les représentants du département annonceur,
– et, après en avoir délibéré, hors la présence des parties,
rend la décision suivante :
1.Les faits
Le Jury de Déontologie Publicitaire a, entre le 4 et le 10 mars 2014, été saisi de plaintes émanant de particuliers, et le 5 mars 2014, d’une plainte de l’association les Chiennes de garde, afin qu’il se prononce sur la conformité aux règles déontologiques en vigueur d’une campagne publicitaire lancée par un département, diffusée dans le magazine du Conseil général, en faveur de la réduction des déchets.
Les deux publicités en cause montrent :
Pour l’une, sur fond rose, un sac poubelle épousant les formes d’un buste de femme, à côté duquel sont posés différents déchets (bouteille en plastique, canette, peau de banane et papier) ;
Pour l’autre, sur fond bleu, un sac poubelle présentant la forme d’un buste d’homme, également entouré de divers déchets (bouteille de lait, gobelet en plastique, boîte de conserve, trognon de pomme).
Ces images sont accompagnées des textes « Avec le Conseil Général …., adoptez le régime minceur pour vos déchets » et « Jetons mieux… Jetons moins ».
2.Procédure
Conformément à l’article 14 du règlement intérieur du Jury de Déontologie Publicitaire, seuls les cinq premiers plaignants particuliers, par ordre d’arrivée des plaintes, ont été invités à se présenter lors de la séance.
3.Les arguments des parties
Les particuliers plaignants considèrent que ces publicités sont sexistes, attentatoires à la dignité humaine, violentes voire macabres. Elles assimilent le corps humain et, en particulier, celui de la femme, à un déchet. Certaines plaintes ajoutent que ces visuels sont dégradants pour les personnes handicapées, et constituent une incitation à l’anorexie dans le premier cas, et une exaltation du corps musclé de l’homme, dans le second. Plusieurs plaintes font également état de ce que cette campagne a été réalisée sur fonds publics, ce qui renforce la gravité des manquements.
L’Association Les Chiennes de garde, dont la plainte porte uniquement sur le visuel « femme », considère que la publicité incriminée réduit la femme à la fonction d’objet et, même, de déchet, le sac poubelle ajusté comme un vêtement de latex mettant en valeur les formes féminines et l’association ordures / femmes. Elle fait également référence à de sordides affaires de meurtres bien réelles. L’association relève que cette publicité choquante a été financée par de l’argent public, par une institution qui a un devoir d’exemplarité et de lutte contre toute forme de violence et de discrimination.
Le Collectif International Vaincre les Injustices Faites aux Femmes (CIVIFF), association luttant contre les violences faites aux femmes, agissant pour le compte de particuliers plaignants, estime que le message surprend au premier abord, puis progressivement vexe, et enfin déshumanise. Au delà de l’aspect très stéréotypé du rose et du bleu, l’association cherche à comprendre quelle a été l’idée qui prévalait pour ces visuels : les hommes et les femmes sont ils eux-mêmes des poubelles? Les deux sont-ils à mettre à la poubelle ? Doivent-ils se transformer en poubelle ?
Les associations Réussir l’égalité Femmes et hommes (REFH) et Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir (FDFA), agissant pour le compte de particuliers plaignants, font valoir que cette publicité :
- présente la femme comme un objet que l’on peut jeter, un déchet ;
- présente une femme sans bras, ni tête, ni jambes, coupée, donc sans dimension humaine ;
- stigmatise les femmes handicapées, bonnes à jeter ;
- rappelle le latex noir des pratiques érotiques sado-masochistes et est parsemée de symboles phalliques (la peau de banane et le goulot de la bouteille d’eau);
- joue, par le fond rose bonbon, sur le symbole de la femme ménagère ;
- renforce le diktat de la minceur pour les femmes, si préjudiciable aux jeunes filles, dont beaucoup risquent l’anorexie.
Ces associations considèrent que le visuel « homme » est moins choquant, même si la pomme croquée renvoie à Adam chassé du paradis, par la faute d’Eve.
Le département annonceur fait valoir que la campagne de communication « Réduction des déchets ménagers » a été financée par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) dans le cadre d’un partenariat avec le conseil général.
La campagne, réalisée par une agence basée à Metz, a été déclinée en affichage 4X3 avec 2 versions « homme/femme » en stricte parité sur deux semaines du 12 au 19 novembre et du 18 au 25 novembre 2013 dans le cadre de la semaine du développement durable, soit 470 panneaux répartis sur Metz, Forbach, Sarreguemines, Creutzwald, Hagondange, Saint-Avold, Thionville, Briey et Jarny.
Le visuel « femme » a également été repris en quatrième de couverture du magazine d’information du conseil général, distribué en 450 000 exemplaires sur tout le département.
L’annonceur explique que si une opération de communication peut parfois choisir un angle d’accroche décalé, le message graphique utilisé ne visait certainement pas à une quelconque provocation. Le département conçoit toutefois a posteriori qu’elle ait pu offusquer voire blesser certaines personnes qui se sont indignées de penser que l’on pouvait comparer des corps d’hommes et de femmes à des déchets. Ce n’était bien évidemment pas le message qu’il souhaitait transmettre à la population locale, mais bien attirer l’attention sur la nécessité citoyenne qu’il y a pour chacun d’entre nous à mettre en œuvre une politique de « régime minceur » pour diminuer la production de déchets.
Un communiqué de presse a d’ailleurs été diffusé pour exprimer les excuses du département.
4.Les motifs de la décision du Jury
Le Jury rappelle à titre liminaire qu’il lui appartient d’examiner objectivement la conformité des publicités dont il est saisi aux règles déontologiques en vigueur, et non d’apprécier le caractère délibéré ou non des manquements reprochés aux annonceurs et aux autres professionnels qui ont concouru à l’élaboration et à la diffusion des publicités mises en cause.
Par suite, l’argumentation du Conseil général, dont le Jury prend acte, selon laquelle il n’a en aucun cas entendu volontairement méconnaître les règles déontologiques invoquées, ce que les associations plaignantes ne contestent d’ailleurs nullement, est sans incidence sur l’examen des plaintes qui lui sont soumises.
La Recommandation « Image de la Personne Humaine » de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) dispose :
Au point 1-3 que « D’une façon générale, toute représentation dégradante ou humiliante de la personne humaine, explicite ou implicite, est exclue, notamment au travers de qualificatifs, d’attitudes, de postures (…) etc., attentatoires à la dignité humaine ».
Au point 2-1 que « La publicité ne doit pas réduire la personne humaine, et en particulier la femme, à la fonction d’objet ».
Au point 2-3 que « L’expression de stéréotypes, évoquant les caractères censés être représentatifs d’un groupe social, ethnique, etc., doit tout particulièrement respecter les principes développés dans la présente Recommandation ».
Et au point 3.3. que « La publicité doit éviter toute scène de violence, directe ou suggérée, et ne pas inciter à la violence, que celle-ci soit morale ou physique. La notion de violence recouvre au minimum l’ensemble des actes illégaux, illicites et répréhensibles visés par la législation en vigueur. La violence directe se traduit par la représentation de l’acte de violence proprement dit ; la violence suggérée s’entend par une ambiance, un contexte voire par le résultat de l’acte de violence ; la violence morale comprend notamment les comportements de domination, le harcèlement (moral et sexuel) ».
Le Jury relève que chacun des deux visuels publicitaires litigieux représente un sac poubelle plein dont le contenu évoque directement, par ses contours, le tronc d’une femme à la taille fine et aux formes généreuses, et celui d’un homme athlétique et musclé.
Il considère que ces publicités ne présentent pas un caractère sexiste, dans la mesure où elles ne cautionnent nullement l’idée d’une infériorité de l’homme ou de la femme, qui sont traités à l’identique. Les objets dont sont entourés les sacs poubelles, qu’il s’agisse de la peau de banane, de la pomme croquée, de la bouteille écrasée ou des boîtes de conserve ouvertes, représentent les détritus les plus communément jetés, le cas échéant sur la voie publique, sans qu’il y ait lieu d’y déceler un quelconque message à caractère sexuel ou sexiste. De même, l’aspect et la couleur noire des sacs poubelles constituent la simple représentation d’une réalité courante, sans référence au « latex noir » qui serait propre, selon les associations REFH et FDFA, aux pratiques sado-masochistes.
Plus largement, le Jury estime que ces visuels ne peuvent être regardés comme stigmatisant particulièrement les femmes et les personnes handicapées, ou comme faisant l’apologie de l’anorexie.
Le Jury estime en revanche que l’anthropomorphisme des sacs poubelles, s’il vise seulement à dresser un parallèle entre la réduction des déchets ménagers et un « régime minceur », tend à réduire le corps humain à un objet, en l’assimilant à un détritus. Ces publicités sont ainsi susceptibles de heurter la sensibilité du public en propageant une image de la personne humaine portant atteinte à sa dignité et à la décence.
Le Jury constate en outre que les visuels litigieux évoquent directement le corps démembré et emballé de victimes dans plusieurs « faits divers » criminels médiatisés, qui ont choqué l’opinion publique. Ils représentent ainsi des scènes de « violence suggérée », qui se caractérise, selon le point 3.3. de la Recommandation « Image de la personne humaine », « par une ambiance, un contexte voire par le résultat de l’acte de violence ».
Il résulte de ce qui précède que les publicités litigieuses méconnaissent les points 1.1. et 3.3. de cette Recommandation.
4.La décision du Jury
– Les plaintes sont partiellement fondées ;
– La campagne publicitaire en cause méconnaît les points 1.1. et 3.3. de la Recommandation « Image de la Personne Humaine » de l’ARPP ;
– Il est demandé au Directeur général de l’ARPP de prendre toutes mesures de nature à assurer le non-renouvellement de la diffusion de cette publicité ;
– La décision sera communiquée aux plaignants particuliers, aux associations plaignantes ainsi qu’au département annonceur;
– Elle sera publiée sur le site Internet du Jury de Déontologie Publicitaire.
Délibéré le 11 avril 2014, par Mme Michel-Amsellem, Présidente, M. Lallet, Vice-Président, Mme Drecq, et MM. Benhaïm, Depincé, Lacan et Leers.