Le Jury est un bon indicateur de l’acceptabilité d’une campagne

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Quels sont, selon vous, les points forts du JDP ? 

Sophie-Justine Lieber et Stéphanie Gargoullaud : Le Jury de déontologie publicitaire s’inscrit dans le dispositif d’ensemble de la régulation publicitaire, avec un positionnement particulier puisqu’il intervient en aval en prononçant des « Avis » sur des publicités parues il y a moins de deux mois.

Ses points forts tiennent à sa capacité de mobilisation rapide, à son mode de fonctionnement et à son indépendance.

Tout d’abord, il est facile de saisir le Jury, gratuitement, grâce au formulaire dédié : 

La plainte fait ensuite l’objet d’un premier examen de recevabilité par le secrétariat du Jury, afin notamment d’identifier les plaintes irrecevables (plaintes anonymes, ou ne portant pas sur une publicité, ou sans identification suffisamment précise de la publicité en cause, etc.). Il faut ensuite orienter les plaintes recevables, soit vers une lettre de rejet, lorsque la plainte est manifestement infondée, soit vers un examen en séance plénière. Toutes les plaintes sont traitées sous le contrôle de la Présidence du Jury. Pour les plaintes examinées en séance, le secrétariat est l’interface entre les parties et les membres et c’est lui qui veille au respect du calendrier. Très organisée et efficace, l’équipe du secrétariat joue un rôle très important tout au long de la procédure. Cela permet de répondre aux plaignants dans un délai plutôt court.

Quel est ce délai ? 

S.J.L. et S.G. : En principe, une plainte qui ne passe pas en audience donne lieu à une réponse en deux à trois semaines maximum, et une plainte qui passe en séance plénière, compte tenu des délais liés aux échanges entre les parties, donne lieu à un avis dans les deux mois suivants en moyenne.

Que se passe-t-il au sein de la séance plénière ? 

S.J.L. et S.G. : Le passage en séance plénière permet un débat dépassionné entre le plaignant d’une part, l’annonceur, l’agence et le diffuseur d’autre part. Le Jury laisse chacun exprimer son point de vue et cherche à engager un échange, pour bien comprendre les intentions et le but recherché par l’annonceur, l’agence et le média, et les raisons qui ont suscité les réactions négatives du ou des plaignants. C’est aussi un lieu d’analyse où il s’agit de prendre du recul. Nous avons déjà eu l’occasion de le dire, c’est un peu le contraire des réactions immédiates et vives des réseaux sociaux. On « se pose » pour vérifier ce qui est conforme ou non conforme à la règle déontologique, tout en portant attention aux évolutions de la société.

Le Jury peut aussi, aujourd’hui, s’appuyer sur l’expérience acquise depuis sa création. Depuis 2008, il a traité plus de 11 300 plaintes et rendus plus de 600 Avis, en mobilisant quasiment toutes les Recommandations de l’ARPP – la totalité des Recommandations transversales et la plupart des Recommandations sectorielles (hormis « Jouets » et « Commerce équitable »). Cela lui permet d’assurer une bonne cohérence dans les Avis rendus, mais aussi de s’adapter rapidement aux questions nouvelles qui lui sont posées, par exemple sur le statut des influenceurs ou l’utilisation de technologies nouvelles, en transposant les solutions qu’il a pu roder sur près de douze années. A cet égard, les travaux du Conseil Paritaire de la Publicité et du Conseil de l’Ethique Publicitaire constituent aussi un appui précieux, notamment pour éclairer certains aspects des Recommandations.

Enfin, la force du Jury tient à sa composition très éclectique : son appréciation est le fruit de la confrontation de points de vue divers, de spécialistes de la communication, du marketing, des questions environnementales, de la psychiatrie ou encore du droit.

Avec 13 % de plaintes en plus par rapport à l’année précédente, le Jury a été davantage sollicité en 2019 qu’en 2018. Pour autant, le nombre d’affaires donnant lieu à délibération du Jury est resté stable, quelles conclusions en tirez-vous ? 

S.J.L. et S.G. : L’augmentation du nombre de plaintes tient surtout à l’impact des « séries » de plaintes portant sur quelques publicités qui ont suscité davantage d’intérêt (par exemple la publicité « Nana », avec 308 plaintes). Globalement, le nombre d’avis est relativement stable par rapport à l’an dernier (63 Avis versus 62), mais il a fortement augmenté si on le compare aux chiffres des années précédentes (51 avis en 2016, 41 en 2017).

Sur les 63 Avis rendus par le Jury, 54, soit près de 9 sur 10, ont donné raison aux plaignants, qu’est-ce que cela dit en matière d’indépendance du JDP ?  

S.J.L. et S.G. : Cela montre surtout que les affaires qui sont examinées en séance plénière posent généralement une question pertinente ! Il faut rappeler que ne passent en séance plénière que les cas jugés recevables et potentiellement fondés, soit environ 55 % des plaintes reçues l’année dernière (avec, en 2019, un effet « séries » important, comme on l’a vu). Par conséquent, les affaires examinées en séance plénière s’avèrent très souvent fondées.

Le Jury, lorsqu’il se prononce, conduit sa propre analyse de la publicité en cause, puis la confronte aux règles déontologiques invoquées dans la plainte. Là où cet exercice peut s’avérer délicat, c’est lorsque l’ARPP a donné un conseil préalable à l’annonceur (notamment pour les publicités télévisuelles). Il peut tout à fait arriver que le Jury n’ait pas la même appréciation. C’est plutôt sain : le Jury n’est pas dans la même position ni dans la même temporalité que l’ARPP. Ainsi, il peut arriver qu’une publicité qui semblait, ex ante, ne pas poser de difficulté, suscite, lors de sa diffusion, une gêne qu’il était difficile d’anticiper, ou choque une partie du public.

Pouvez-vous illustrer votre propos par des exemples ? 

S.J.L. et S.G. : Cela peut notamment être le cas lorsqu’il est fait appel à une répartition du rôle entre les hommes et les femmes, sujet très sensible pour le public : il faut veiller au respect d’un équilibre, sans pour autant avoir une approche trop rigide. Nous avons ainsi eu à analyser récemment une publicité en faveur de « portes ouvertes » dans des établissements de formation et entreprises du secteur de l’automobile, qui montrait des enfants passionnés de mécanique, exerçant, à l’âge adulte, différents métiers dans la filière automobile. Le plaignant trouvait la publicité sexiste parce que la petite fille qui fabriquait un jouet motorisé exerçait, à l’âge adulte, des fonctions de commerciale alors que les hommes étaient présentés comme mécaniciens. Le Jury n’a pas estimé que cette représentation véhiculait un stéréotype sexiste, puisque l’un des hommes exerçait lui aussi un métier de service et que la première partie du film montrait une femme expliquant à un enfant comment réparer une moto. Autrement dit, nous avons estimé que l’équilibre était globalement respecté.

En 2019, le film « Nana » a donc a concentré à lui seul près de la moitié des plaintes déposées. Pour autant, le Jury, comme avant lui l’ARPP dans son avis préalable TV ou le CSA à partir de la diffusion, n’a constaté aucun manquement concernant l’image de la femme. Qu’est-ce qui a le plus compté dans les éléments examinés par le Jury ?

S.J.L. et S.G. : Le Jury a surtout cherché à comprendre ce qui était en jeu, d’une part dans les plaintes et, d’autre part, chez l’annonceur.

Dans son Avis, le Jury souligne ainsi à deux reprises que les images portaient sur des sujets intimes, de nature à susciter des réactions selon les sensibilités sociales. Il faut rappeler que le film publicitaire évoquait très directement des vulves. Il était important pour le Jury de signaler son respect des conceptions individuelles des interdits entourant cette partie du corps. Il n’appartient pas au Jury de porter un jugement sur un modèle social.

Pour autant, le Jury évalue ce qui peut être « acceptable pour la majorité du public » et présente ou non un caractère indécent dans la société française d’aujourd’hui. A cet égard, l’objectif de la campagne était de « lever les tabous », notamment de briser le tabou d’un flux qui serait dégradant pour les femmes alors qu’il constitue la manifestation de leur cycle menstruel. Ce mouvement d’évolution de la société ne pouvait pas être ignoré par le Jury, qui a également précisé que les horaires de diffusion du spot télévisé ont été aménagés pour qu’il ne soit pas visible, en principe, par le jeune public.

Le Jury a considéré que la mise en scène montrant le lien décomplexé des femmes avec leur corps ne présente pas de caractère choquant ou indécent et ne propage pas une image de la personne humaine portant atteinte à sa dignité. Ce qui a beaucoup compté, dans l’appréciation des visuels, c’est, d’une part, que les images correspondaient à des parties du corps en rapport avec les produits promus et, d’autre part, le fait que les vulves étaient montrées sous forme de représentations imagées et colorées (par exemple en origami, sous forme de cupcake en pâte à modeler) qui permettait une mise à distance par rapport à la réalité.

Depuis la création du Jury en 2008, l’image et le respect de la personne et principalement de la femme est la thématique qui génère le plus de plaintes et souvent le plus de plaintes fondées. Pour autant les plaintes du public vous semblent-elles avoir évolué ? 

S.J.L. et S.G. : Dans la période récente, deux évolutions se sont confirmées.

D’une part, la Recommandation ARPP « Image et respect de la personne » reste effectivement celle qui est le plus souvent mobilisée, mais avec un glissement depuis plusieurs années : si beaucoup de plaintes dénoncent toujours l’utilisation de la femme comme objet, on voit de plus en plus de plaintes au sujet de la répartition des rôles homme/femme, qui est critiquée sous l’angle du sexisme lorsqu’elle semble trop caricaturale.

 

D’autre part, les sujets en lien avec l’environnement et le développement durable continuent de susciter un lot croissant de plaintes – et corrélativement, d’avis : plus de 25 % en 2019 si on regroupe les avis portant sur la Recommandation ARPP « Développement durable » et sur la Recommandation ARPP « Automobile », avec une sensibilité forte lorsque des véhicules – automobiles ou deux-roues d’ailleurs – sont positionnés dans des espaces naturels ou dédiés aux piétons. Les allégations environnementales sont particulièrement scrutées, avec une attention spécifique sur la proportionnalité du message. Un plaignant, qui nous saisit de façon très régulière, s’est par exemple fait une spécialité de dénoncer toute publicité comportant une formulation globale (ex. : écologique, vert, éthique, responsable, préserver, équitable, durable, …), alors que la Recommandation ARPP « Développement durable » prévoit, en son point 6.3, que si l’annonceur ne peut justifier une allégation aussi globale, il doit la « relativiser en utilisant des formulations telles que « contribue à » ».

Avez-vous fait d’autres constatations ? 

S.J.L. et S.G. : Oui, pour la toute première fois, nous avons eu l’occasion de mobiliser en 2019 la Recommandation ARPP « Sciences occultes », pour une publicité en faveur d’une voyante qui avait fait l’objet d’une plainte (fondée) du réseau anti-arnaques.Enfin, sur un autre plan, le Jury est de plus en plus fréquemment saisi par des associations, qui interviennent dans des domaines très divers. Il est reconnu comme un moyen d’action utile.

Outre la campagne « Nana », cinq campagnes ont généré des effets de série, celles de MAC (34 plaintes), du Syndicat départemental de la Dordogne (25 plaintes), du Temps des cerises (18), de Naturalia (15) et d’Omeo (14). De quoi s’agissait-il ? 

S.J.L. et S.G. : Ces campagnes avaient en commun de présenter une image de la femme que les plaintes estimaient dégradante, voire sexiste, et souvent en lien avec la sexualité.

La publicité pour MAC présentait un bâton de rouge à lèvres devant des lèvres entrouvertes avec la mention « Bite me », cette image évoquant inévitablement un acte de fellation, ce que l’ambiguïté du slogan en anglais venait renforcer auprès du public francophone. Omeo utilisait une technique de trompe-l’œil pour représenter les seins d’une femme à l’aide des fesses d’un homme réparant une chaudière. Les plaintes contre un visuel du Syndicat départemental de la Dordogne se plaignaient de voir une femme, en talons hauts, robe moulante et chapeau, allongée parmi des sacs poubelle.

Dans la liste, en plus de la publicité Nana déjà évoquée, deux des publicités fréquemment contestées ont été déclarées conformes aux règles déontologiques : Le temps des cerises et Naturalia.

La première campagne avait pour objet des pantalons en jeans et montrait une photographie dont le cadrage ciblait les fesses du modèle sous le slogan « Liberté – Egalité – Beau fessier ». Le Jury a considéré que si l’emploi du terme « Beau fessier » à la place du terme « Fraternité » dans la devise avait pu heurter une partie du public par son côté trivial, il ne pouvait cependant être regardé, par lui-même, comme outrageant ou dénigrant, alors qu’il était directement en rapport avec le produit vendu – des jeans moulants qui mettent en valeur les fesses…

La dernière campagne contestait la promotion des protections hygiéniques « bio » de l’enseigne Naturalia, qui faisait un parallèle entre ce produit et différents fruits, eux-mêmes commercialisés par l’enseigne, en désignant le sexe féminin par un abricot, une amande, une figue ou une prune. Le Jury a estimé que si la référence explicite au sexe féminin pouvait interpeler, elle était directement en lien avec la nature du produit vendu, à savoir des serviettes hygiéniques, et avec la volonté de la marque de promouvoir une attitude décomplexée vis-à-vis des règles. Par ailleurs, sur les différentes affiches, les jeunes femmes étaient représentées en sous-vêtements, dans des tenues et des postures décentes. Le constat de ces plaintes en série montre que le public demeure très vigilant sur la présentation de l’image de la femme.

Les questions environnementales, on l’a vu, suscitent toujours beaucoup de réactions. Le sujet de la surconsommation notamment interroge de plus en plus le public. Vous l’aviez vu apparaître en filigrane en 2018, qu’en a-t-il été en 2019 ? 

S.J.L. et S.G. : Il n’y a pas eu de dossier portant spécifiquement sur la question de la surconsommation en 2019. Ce qui ne veut pas dire que ce sujet ne reviendra pas : nous avons, en cours au printemps 2020, une affaire qui le soulève à nouveau. Il faudra nous reposer la question l’an prochain !

En 2019, les Avis du Jury n’ont motivé aucune demande de révision. En tirez-vous une certaine fierté ? 

S.J.L. et S.G. : L’année 2019 a été un peu particulière de ce point de vue – rassurez-vous, dès le début de l’année 2020, il y a eu à nouveau des demandes de révision ! Cela tient, bien souvent, à la sensibilité des sujets, particulièrement lorsqu’une association ou un syndicat interprofessionnel nous saisit par exemple.

La possibilité de demander une révision est très importante pour l’équilibre du dispositif, l’avis du Jury doit pouvoir être questionné et réexaminé d’un œil neuf. Ce n’est pas une sanction pour le Jury, mais la poursuite d’une discussion, lorsqu’une des personnes concernées a eu le sentiment qu’un aspect n’a pas été correctement traité.

Nous mettons, par ailleurs, un soin particulier dans la rédaction des avis, pour qu’ils soient à la fois précis et pédagogiques, et utiles (on l’espère) pour la bonne application des règles déontologiques.

Quel message souhaiteriez-vous faire passer auprès du public ?

S.J.L. et S.G. : Lorsque le Jury est saisi d’une plainte qui n’est pas recevable ou qui est manifestement infondée, le plaignant reçoit toujours une réponse circonstanciée, qui explique la raison pour laquelle sa plainte ne sera pas examinée en séance plénière. La rédaction de ces réponses prend d’ailleurs pas mal de temps : nous mettons beaucoup de soin à répondre de la manière la plus claire possible aux intéressés. C’est aussi ce qui fait l’intérêt de cette instance : pouvoir obtenir une réponse à des questions que l’on se pose, plutôt que de rester dans l’inabouti d’une invective sur un réseau social…

Et auprès des professionnels ? 

S.J.L. et S.G. : Le Jury se veut avant tout un espace d’échange et de dialogue, en particulier lors des séances pendant lesquelles ont lieu les auditions. La confrontation des points de vue est toujours source de richesse !

Le Jury est aussi un bon indicateur de l’acceptabilité d’une campagne. Pas uniquement via ses Avis : lorsque nous recevons des plaintes sur une campagne qui ne nous paraît pas enfreindre de règle déontologique, mais qui a pu heurter une partie du public, nous informons l’annonceur – même si une lettre « infondée » est envoyée au plaignant. Cela peut permettre un retour sur certaines campagnes, et éventuellement un ajustement pour éviter un décalage avec les attentes du public.

Paris, le 16 juin 2020.