Avis JDP n°333/14 – GRANDE DISTRIBUTION – Plainte non fondée

Avis publié le 28 juillet 2014
Plainte non fondée                  

Le Jury de Déontologie Publicitaire,

– Après examen des éléments constituant le dossier de plainte,

– les personnes intéressées ayant été invitées à faire valoir leurs observations et à prendre part à la séance,

– après avoir entendu les représentants de l’association plaignante, de l’agence de communication et de la société d’affichage,

– et, après en avoir débattu,

rend l’avis suivant :

1.La plainte

Le Jury de Déontologie Publicitaire a été saisi, le 4 juin 2014, d’une plainte de l’association Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (AGRIF), afin qu’il se prononce sur la conformité aux règles déontologiques en vigueur d’une publicité diffusée en affichage, en faveur d’un espace culturel proposé par une enseigne de grande distribution.

Cette publicité, qui est extraite d’une campagne comportant plusieurs autres publicités,  reproduit un tableau du peintre Le Caravage, intitulé « Le souper à Emmaüs » et y ajoute en surimpression la phrase : « – Ok, c’est moi qui coupe le poulet. »

 2.Les arguments échangés

L’association plaignante considère que cette publicité méconnaît l’ensemble des points de la Recommandation « Races, religions, ethnies » de l’ARPP :

Elle fait appel au racisme, dont fait partie la « christianophobie » ;

Elle fait allusion, fût-ce de manière humoristique, à une idée péjorative ou d’infériorité de l’appartenance à la communauté chrétienne ;

Elle reproduit sans la moindre précaution des stéréotypes de caractères censés être représentatifs d’un groupe religieux ;

Enfin, elle ridiculise les croyants et heurte les convictions intimes de tous les chrétiens. En effet, la phrase attribuée au Christ n’a aucun rapport avec la scène représentée, et vise seulement à en faire un objet de moquerie. La publicité s’inscrit ainsi dans une opération de désacralisation dégradante pour la communauté chrétienne, qui vient s’ajouter aux attaques incessantes dont elle fait l’objet.

L’agence de communication considère tout d’abord que la plainte est irrecevable dans la mesure où son signataire ne justifie d’aucun mandat régulier pour représenter l’AGRIF.

Elle rappelle ensuite que le visuel publicitaire litigieux fait partie d’une campagne d’affichage pour les espaces culturels de l’enseigne, qui visent à défendre l’accès à la culture pour tous, tous les jours. Réalisée avec le plein accord de la Réunion des Musées Nationaux – Grand Palais, cette campagne juxtapose la culture académique et le quotidien au service de la signature : « La culture dans la vie ». Une collection de tableaux est ainsi agrémentée de dialogues de la vie moderne. Ainsi, par exemple, du célèbre « Astronome » de Vermeer, déclarant : « Chérie, Ibiza ça te dit ? » ou du tableau « Thésée retrouve l’épée de son père » avec les répliques : « Y’a ta mère au téléphone. / – Dis-lui qu’elle rappelle ».

L’agence précise que l’AGRIF a introduit de nombreuses plaintes en justice et a, le plus souvent, été déboutée. Les arrêts de la Cour de cassation, qui témoignent d’une volonté de donner sa pleine portée à la liberté d’expression publicitaire, montrent que seules sont répréhensibles les publicités qui ont pour objet d’outrager les fidèles ou de les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience, et qui constituent ainsi une insulte.

Or selon l’agence, la publicité litigieuse n’est constitutive d’aucune discrimination ou atteinte à la dignité, et ne procède d’aucune intention de nuire ou d’outrager. Le tableau du Caravage prend à la lettre le texte de l’évangile de Marc (Marc, 16,12) « Jésus apparut à deux de ses disciples, sous d’autres traits. ». Il ne représente pas Jésus selon les canons habituels (blond, bouclé et barbu). Dans ce tableau il est jeune et imberbe, ses cheveux sont bruns et à peine ondulés. Le Christ n’est donc pas aisément identifiable. De surcroît, l’accent est mis sur la nappe blanche et la nature morte, et non sur les personnages. En tout état de cause, ce n’est pas le Christ qui est représenté dans cette publicité, mais un tableau du Caravage peint en 1601. En omettant de voir ce fait culturel, l’AGRIF prétend que le visage et le personnage du Christ ont un rang d’icône, et que la représentation canonique revêt le même caractère sacré que la personne représentée, c’est à dire le Christ.

Elle expose enfin que rien n’autorise une lecture figée, monolithique, dépourvue d’ambivalence, univoque, alors qu’au contraire l’œuvre du Caravage est faite de transgression et d’irrévérence, plus soucieux de rechercher une vérité dénuée de fards que de complaire aux canons figés d’une représentation dogmatique. La légende humoristique du visuel publicitaire ne fait que mettre l’accent sur cette évidence.

3.L’analyse du Jury

Sur la régularité de la plainte

L’article 11 du règlement intérieur du Jury de déontologie publicitaire prévoit que le JDP peut être saisi d’une plainte « par toute personne physique ou morale ». Il n’appartient pas au Jury de remettre en cause spontanément la qualité d’une personne pour agir au nom d’une personne morale, ni de vérifier que le mandat produit par le représentant d’une personne morale est régulier. En revanche, il incombe au plaignant, en cas de contestation, de justifier qu’il a été habilité à introduire la plainte par l’organe compétent pour représenter la personne morale dans tous les actes de la vie civile – et non, comme l’indique l’agence, pour introduire une action en justice, dans la mesure où le Jury n’est pas une juridiction.

En l’occurrence, en réponse à l’argumentaire de l’agence, le signataire de la plainte a produit un mandat exprès du président de l’AGRIF, qui représente cette association dans les actes de la vie civile. La plainte est donc valablement adressée au Jury qui peut l’examiner.

Sur le bien-fondé de la plainte

La Recommandation « Races, religions, ethnies » de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) dispose que :

« La publicité, sous quelque forme que ce soit, doit éviter toute forme de discrimination fondée sur les races, religions ou ethnies et doit donc respecter les règles déontologiques suivantes : “La publicité ne doit cautionner aucune forme de discrimination, y compris celle fondée sur la race, l’origine nationale, la religion, le sexe ou l’âge, ni porter en aucune façon atteinte à la dignité humaine (…)” Article 4 du Code de la C.C.I.

1-La publicité doit éviter avec le plus grand soin de faire appel, même indirectement, au sectarisme ou au racisme. 

2- Toute allusion, même humoristique, à une quelconque idée péjorative ou d’infériorité liée à l’appartenance à une ethnie ou à une religion doit être bannie.

3-L’expression de stéréotypes évoquant les caractères censés être représentatifs d’un groupe ethnique ou religieux doit être maniée avec la plus grande délicatesse.

4- En ce qui concerne la religion proprement dite, il convient de proscrire toute utilisation du rituel ou des textes qui serait de nature à ridiculiser ou à choquer ses adeptes. »

Le Jury constate que la publicité litigieuse reproduit la première version du tableau du peintre Le Caravage intitulé « Le Souper à Emmaüs », conservée à la National Gallery de Londres. Ce tableau est directement inspiré d’une scène issue du Nouveau Testament ainsi décrit par l’Evangile selon Marc (16, 12) : « Jésus apparut à deux de ses disciples, sous d’autres traits ». Il s’agit d’une scène d’intérieur comportant quatre personnages, dont trois sont attablés autour d’un repas comprenant notamment du pain, des fruits et un poulet. Les regards convergent vers le personnage central au visage jeune, imberbe et aux cheveux longs qui lève le bras droit en regardant la table. Le personnage resté debout, qui semble être l’aubergiste, paraît dubitatif, tandis que le convive de gauche, surpris, semble prêt à bondir et celui de droite écarte les bras. Juste au-dessus de la figure centrale, à qui les propos sont manifestement attribués, la publicité comporte la phrase : « – Ok, c’est moi qui coupe le poulet ».

Le Jury considère tout d’abord que cette publicité ne cautionne nullement la discrimination des chrétiens et ne comporte ni connotation péjorative à l’égard de la communauté chrétienne, ni stéréotypes évoquant les caractères censés être représentatifs de cette communauté. En outre, elle ne fait pas appel au sectarisme, pas plus qu’au racisme, qui au demeurant suppose une stigmatisation à raison de l’origine ethnique, et non des croyances religieuses. Elle ne contrevient donc ni à l’article 4 du code consolidé de la chambre de commerce internationale sur les pratiques de publicité et de communication commerciale (dit « Code de la C.C.I. »), ni aux points 1, 2 et 3 de la Recommandation « Races, religions, ethnies » de l’ARPP.

Le Jury estime ensuite que la publicité mise en cause utilise un texte religieux en reproduisant un tableau lui-même directement inspiré d’un passage du Nouveau Testament. Il convient donc de vérifier si, conformément au point 4 de cette Recommandation, elle est de nature soit à ridiculiser les personnes de confession chrétienne, soit à les choquer. A cet égard, il importe peu que la publicité n’ait pas pour objet même de ridiculiser ou de choquer. Il résulte de leurs termes mêmes que ces règles déontologiques sont méconnues dès lors que la publicité a un tel effet, quelles que soient les intentions des professionnels qui l’ont conçue.

S’agissant de la ridiculisation alléguée, le Jury relève, d’une part, que la figure du Christ, qui apparaît sous des traits différents de ceux qui lui sont habituellement attribués, n’est pas immédiatement et évidemment reconnaissable par tout un chacun. Aucun élément de contexte, y compris, pour la majorité du public, la seule mention « Le Souper à Emmaüs » au demeurant reproduite en très petits caractères, ne permet de l’identifier aisément. D’autre part, la médiation du tableau introduit une distance avec le sujet représenté : le public est ainsi plus naturellement porté à voir dans cette publicité un détournement de l’œuvre plus que de la scène qu’elle est supposée représenter. Enfin, cette scène, dont la signification religieuse n’apparaît pas clairement, reste elle-même largement méconnue du grand public. Dès lors, le Jury considère que cette publicité n’est pas de nature à ridiculiser la communauté chrétienne aux yeux des tiers.

Il estime en revanche que la figure centrale est identifiable par la plupart des personnes de confession chrétienne et admet que certaines d’entre elles puissent voir dans ce détournement d’une scène décrite dans le Nouveau Testament une forme de désacralisation voire de blasphème et, partant, une atteinte à leurs convictions religieuses. Il considère toutefois que, par-delà les sensibilités qui peuvent légitimement s’exprimer dans toute leur diversité, ce visuel n’excède pas les limites de ce qui peut être admis dans l’utilisation de références religieuses en publicité et n’est donc pas de nature à « choquer [les] adeptes » d’une religion au sens du point 4 de la Recommandation. Si, à l’instar de l’ensemble des visuels de la même campagne d’affichage, la publicité détourne le sens du tableau, donc de la scène qu’il représente, à des fins humoristiques, elle joue essentiellement sur le décalage entre cette scène et les propos fictifs prêtés à l’un des personnages, et sur l’anachronisme de ces derniers. Elle ne recourt pas clairement à un procédé parodique consistant à moquer ou à disqualifier l’auteur de l’œuvre ou les personnages représentés. Les paroles prêtées au Christ ne sont, en elles-mêmes, ni dégradantes, ni avilissantes, comme le seraient des propos orduriers ou insultants. En outre, elles ne lui sont pas attribuées à l’occasion d’un épisode de sa vie qui, comme la Cène ou la Crucifixion, présenterait une sensibilité particulière appelant une extrême retenue de la part des professionnels de la publicité. Le Jury observe, à titre surabondant, qu’à sa connaissance, la diffusion de ce visuel n’a pas suscité de réaction publique de la part des autorités religieuses concernées.

Dans ces conditions, et tout en rappelant aux professionnels qu’il convient de faire preuve de la plus grande vigilance dans l’utilisation de la religion en publicité, le Jury est d’avis que cette publicité ne contrevient pas à la Recommandation « Races, religions, ethnies » de l’ARPP.

Le présent avis sera publié sur le site internet du Jury de Déontologie Publicitaire.

Avis adopté le vendredi 4 juillet 2014 par Mme Michel-Amsellem, Présidente, M. Lallet, Vice-Président, Mmes Drecq et Moggio et MM. Benhaïm, Carlo, Depincé, Lacan et Leers.